#6.1 : Empire par Terhi Schram [Partie 2]

Publié le par Mina

Un rire à la fois amusé et nerveux échappa au jeune homme. Il eut préféré que cet épisode de sa vie restât loin derrière lui et que Nirván n’en soufflât mot à quiconque. Il était vraisemblablement trop tard pour faire marche arrière.

— Alors ? demanda Louise, enthousiaste. On reste, n’est-ce pas ?

— Bien sûr que nous restons ! s’exclama Royas alors que Gabriel s’apprêtait à répondre. Hum, désolé, mon garçon. L’excitation du moment.

— Cela va de soi. Je suis du même avis que le professeur. Pour l’instant, rien ne prouve que des robots peuplent ce bout de terre, et surtout pas qu’ils nous seraient hostiles. Pas de précipitation, donc.

— D’accord, approuvèrent en chœur les Abécassis.

Seule Héloïse demeurait réticente à l’idée d’errer sur un bout de terre en compagnie d’un potentiel ennemi non identifié. Les autres affichaient leur goût du risque et semblaient se complaire dans cette situation. Elle, en revanche, tenait à rentrer entière. Courir l’univers, non merci. Elle avait déjà donné avant de s’installer dans une routine plus qu’apaisante.

— Voyons, Héloïse, relativisez un peu, lui glissa Defoe. Pensez à l’exercice que vous ferez ici. C’est sûr qu’on perd l’habitude à rester le cul assis sur un fauteuil de bureau.

Nirván explosa de rire.

— Très drôle, les loubards. Vous pensez être les seuls à traîner un passé lourd de conséquences ? C’est sûr qu’entre le terrain et l’ambassade, y a pas photo.

Les deux amis s’échangèrent un regard. L’espace d’un instant, Gabriel songea à présenter ses excuses. Puis il repensa au calvaire que lui avait fait endurer cette éternelle insatisfaite durant le trajet. Il en oublia son mea-culpa, ouvrit la marche et s’enfonça dans les profondeurs de l’édifice.

Royas le talonnait, suivi de près par Louise et Nirván. Loin derrière traînait Héloïse, qui ravalait tant bien que mal sa salive. Le groupe finit par se retrouver devant une question de taille, à savoir emprunter la voie de droite ou celle de gauche.

— Droite, opta Nirván.

Évidemment, sa sœur choisit l’opposée.

— Décidez-vous, marmonna Defoe. Sinon je tire à la courte paille.

— Va pour la gauche, céda le frère.

— Non, la droite, insista la jeune femme.

Gabriel leva les yeux au ciel d’un air excédé.

— Professeur ?

— À gauche, et c’est mon dernier mot.

— Espérons que vous nous portiez chance.

Royas ne releva pas parole mais n’en pensa pas moins. Ce n’était pas tant une question de chance mais de survie. Si des humanoïdes occupaient bel et bien l’île, il y avait fort à parier que leur empathie se limitait à une exécution rapide et sans douleur.

Une sirène retentit soudain dans le complexe.

— Qu’est-ce que c’est encore ? s’écria Nirván.

Des cris se firent entendre quelques mètres plus loin.

— COUREZ ! beugla Defoe.

Louise prit la tête du groupe, bifurqua à droite et se retrouva nez à nez avec...

— Des robots ! s’étrangla Héloïse.

Deux êtres de métal se tenaient immobiles devant les explorateurs.

— Curieux, ils n’ont pas de revêtement de chair, constata Royas d’un air passionné.

— Plus tard, professeur, trancha Gabriel.

Il demanda aux autres de reculer tandis qu’ils faisaient face aux inconnus.

— Nous ne vous voulons aucun mal, articula l’un d’entre eux. Seule la liberté nous importe.

— Et si nous nous interposons ? hasarda Héloïse.

— Ils nous tueront puisque nous constituerons un obstacle à leur dessein, soupira Nirván, fatigué par tant de naïveté. C’est évident. Vous devriez repartir sur le terrain, ma jolie.

— Silence ! ordonna le pilote.

Il considéra un bref instant les robots.

— Qui êtes-vous ?

— Je suis l’humanoïde alpha six cinq sept, et voici l’humanoïde gamma sept trois quatre. Seule la liberté nous importe. Ne nous empêchez pas de sortir. Nous ne vous voulons aucun mal.

— Très bien. Tout le monde dehors.

Les cris avaient cessé. Le petit groupe, devancé des robots, remonta à la surface.

— Merci, dit l’alpha six cinq sept. De tout cœur, merci.

— Mais... s’interrompit Héloïse. Vous ne possédez pas de cœur.

— Nous en avions un, autrefois. Nous vous ressemblions en tous points. Il ne reste que notre âme.

— Vous voulez dire que...

— Vos âmes ont été extirpées de vos corps pour être enfermées dans ces boîtes à conserve ? s’étrangla Nirván.

— Tout à fait.

— Voici l’œuvre de Neok, réalisa Defoe dans un murmure. En chair et en os, si je puis dire. Et ça se prétend docteur.

Le gamma sept trois quatre lui adressa un regard surpris.

— Vous connaissez le docteur Neok ?

— J’ai entendu parler de lui, c’est tout. On raconte qu’il s’est réfugié à l’Est d’Ise à son retour de la troisième lune. Du côté de Calem, si je ne m’abuse. Par contre, j’ignorais que les rumeurs à son sujet étaient fondées.

— Je ne le pensais pas capable d’un tel acte, déclara Augustin. Il avait insisté pour intégrer mon équipe de chercheurs et travaillait sur un nouveau genre humain. Certains de ces spécimens, comme il les appelait, vivaient sur une toute petite planète située à quelques années-lumière seulement de Spahin. J’ai fini par le virer.

— Pour quel motif ? voulut savoir Louise.

— Il dépassait les bornes et ne respectait pas les chartes de notre laboratoire.

Un silence gêné vis-à-vis des deux robots s’installa.

— Ne vous inquiétez pas pour nous, dit l’alpha six cinq sept. Le pire est loin derrière.

— Et votre avenir ? interrogea Héloïse. Neok a fait de vous des...

— Non, Héloïse, lâcha Defoe.

— Des monstres !

— Vous allez les fâcher !

— Mais c’est la vérité, non ? Que reste-t-il d’eux, à présent ?

— Nous ne sommes pas des monstres, rétorqua le gamma sept trois quatre.

— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire.

— Nous évoluons comme vous, à la différence près que notre carcasse est en métal. Vous êtes de chair et d’os, autrement dit, plus fragiles que les robots. Nous pourrions vous tuer d’un simple coup, mais nous ne le ferons pas. Seule la liberté compte. Emmenez-nous.

Les regards convergèrent en direction de Gabriel, qui dirigeait le Triste Sire ainsi que l’équipe. La décision lui revenait. Chacune savait quelle serait sa réponse. Il n’avait pas le choix. Il avait reçu des ordres.

— Je crains que ce ne soit pas possible, annonça-t-il.

— Pourquoi ?

— Loin de moi l’idée de vous froisser, mais... vous êtes des robots.

— Nous n’avons rien à voir avec les révoltés d’Ise, si c’est cela qui vous inquiète.

— Non, non ! C’est évident. Seulement, nous ne pouvons prendre seuls une telle décision. Tout un peuple se trouve, là, derrière, et il a le droit de savoir.

— Vous pensez que les vôtres pourraient nous craindre, n’est-ce pas ?

— En effet.

L’alpha six cinq sept soutint un instant Gabriel du regard.

— Si nous restons ici, reprit-il, les autres nous retrouveront et nous renverront à l’asile.

Le visage de Louise s’illumina sans attendre.

— Vous venez de parler d’asile ? Alors, il existe vraiment ?

— Bien sûr.

— Un hôpital psychiatrique pour humanoïdes ? réalisa Nirván en écarquillant les yeux. Vous voulez dire que votre peuple a choisi la Terre pour y accueillir ses sujets les plus détraqués ?

— Je crois qu’on a compris, précisa Defoe.

— Oui, enfin, quand même. Laisse-moi me remettre de mes émotions.

— Ne pourrait-on pas visiter cet établissement ? proposa Louise en se tournant vers le pilote.

Elle le suppliait du regard.

— Non.

— Steu plaît, Cap’tain jambe de bois, renchérit son frère. Sois pas vache. Il ne se passe rien depuis notre arrivée.

— Ce que vous pouvez être chiants. D’accord, mais pas de bêtises. Au moindre pépin, on rapplique illico presto. Si certains préfèrent rejoindre le Triste Sire, qu’ils partent maintenant ou se taisent à jamais.

— Et supportent notre super capitaine jusque dans les flammes de l’enfer, plaisanta Nirván, qui ouvrit la marche en direction des souterrains.

— Paix à nos âmes, gloussa Louise en le suivant.

— Je ne sais pas pour vous, professeur, mais moi, j’ai de plus en plus l’impression de bosser dans une crèche, maugréa Gabriel.

Pour toute réponse, Augustin lui décocha un sourire amusé. Derrière eux s’éloignaient les deux robots, trop terrifiés à l’idée de redescendre.

Sous la pseudo direction des Abécassis, le petit groupe emprunta à nouveau l’étroit tunnel afin de regagner le souterrain.

— Et maintenant ? grommela Héloïse.

— À gauche au prochain croisement, répondit Royas. D’un côté comme de l’autre, tous les chemins mènent à Rome.

— Comme au bon vieux temps, se réjouit Louise.

— Vous êtes cinglés, rit Defoe.

— De qui on tient ça, d’après toi ? lança Nirván. Et puis, plus on est de fous, plus on rit.

Le groupe plaisantait de bon cœur tout en évoluant dans le réseau de galeries. Gabriel, Louise et Nirván avaient toujours été de bons copains. Ils avaient grandi sur Ise, fréquenté les mêmes établissements. Jusqu’au jour où la vie de Defoe bascula dans le néant. La colère vis-à-vis de sa mère, disparue depuis un verdict expéditif, eut raison de lui. Aussi se tourna-t-il vers l’armée, sur le conseil de son oncle. Il n’avait pas mené de mission avec ses camarades depuis le début de sa carrière. Dieu que ce temps lui semblait lointain. Un brin nostalgique malgré son jeune âge, il éprouvait du plaisir à se retrouver là en leur compagnie. Le danger ne signifiait plus rien à leurs côtés.

— Nous devons vous mettre à jour. Nous devons vous mettre à jour, retentit une voix.

Les explorateurs s’échangèrent un regard.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Héloïse. Encore des robots ?

— Personnel soignant, je dirais, répondit Nirván. J’ai déjà rencontré des humanoïdes médicaux, et cette façon de s’exprimer ressemble à la leur.

— Des membres de l’asile, comprit Gabriel.

— Nous devons vous mettre à jour.

Deux, puis trois, quatre robots apparurent devant eux.

— Nous devons vous mettre à jour, répétaient-ils tous.

— Sauve qui peut ! s’écria Louise en tournant les talons.

Mais l’un des êtres de métal la saisit au poignet. Elle essaya de se soustraire à son étreinte. En vain. Il fit demi-tour et l’emmena avec lui.

— LOUISE ! vociféra Defoe en se précipitant à son secours.

Héloïse le retint au bras.

— Non ! C’est de la folie.

Il la regarda un court instant avant de se ressaisir. Il tira Nirván, désemparé, vers lui. Trop tard. Un autre humanoïde s’empara de lui.

— Même pas en rêve ! cracha Gabriel en l’aidant à se débarrasser de la machine.

Les autres rappliquèrent aussitôt pour prêter main forte à leur congénère. Le cercle se referma autour des deux hommes.

— Fuyez ! ordonna le pilote.

Héloïse et Augustin ne se firent pas prier et remontèrent le souterrain au pas de course. La jeune femme ne cessait de regarder par-dessus son épaule. Visiblement, ils n’intéressaient pas les robots. À moins que d’autres ne les attendissent au bout du tunnel, auquel cas rien ne servait de courir.

En fait, il n’y avait personne à l’extérieur, en dehors d’alpha cinq six sept et de gamma sept trois quatre, qui les accueillirent à bras ouverts.

— Déjà de retour ? demanda le premier.

— Où sont les autres ? Ils vont être mis à jour, n’est-ce pas ?

Héloïse déglutit avec difficulté.

— Sans doute, articula Royas, la soulageant d’un poids énorme.

Elle ne se sentait pas capable d’admettre la vérité à voix haute. Elle la trouvait moins terrible conservée dans son esprit.

— Par pitié, reprit gamma sept trois quatre, n’essayez pas de les ramener. Le personnel soignant vous mettrait à jour.

— Et qu’est-ce que ça veut dire ? s’emporta Héloïse.

— Ils sont humains. Par conséquent, leur âme doit être transférée dans un corps de métal.

De leur côté, Louise, Gabriel et Nirván leur sentence. Les robots les avaient traînés sur un long couloir jusqu’à une petite pièce dépourvue de fenêtres, que Defoe ne manqua pas de qualifier de cagibi. S’il devait en finir avec la vie, autant le faire sur une note d’humour.

— Libérez ce sujet, ordonna celui qui semblait supérieur aux autres.

Les deux humanoïdes qui maintenaient le jeune homme le relâchèrent aussitôt.

— Quoi, mais...

— Veuillez nous excuser pour ce désagrément, reprit le chef. Nous vous avions pris pour un humain.

— Ah oui, je vois, fit Gabriel en adressant à ses compagnons un regard interrogateur.

— Il va de soi que vous êtes l’un des nôtres.

— C’est évident. Vous en doutiez ? Inutile de répondre.

— Votre mise à jour est annulée.

— Chic ! Et pour mes amis ?

— Un humanoïde n’a pas d’amis.

— Mince alors, murmura le pilote. Ceux-là sont différents des deux autres.

— Qu’est-ce que ça signifie ? s’inquiéta Nirván.

— Que vous allez passer un sale quart d’heure.

— Je ne veux pas devenir un robot !

— Minute papillon. Euh, rappelez-moi votre matricule ?

Le robot parut consterné devant l’attitude de Gabriel.

— Vous ne parvenez pas à le lire automatiquement ? L’information se trouve pourtant dans votre système. L’implant de reconnaissance est obligatoire.

— Désolé, mes capteurs sont un peu brouillés en ce moment.

— Ce n’est pas un souci. Vous passerez à l’infirmerie dès que cet entretien sera terminé.

Le jeune homme afficha un sourire en signe de compréhension.

— Je suis l’alpha un un trois. Je manque à tous mes devoirs. À qui ai-je l’honneur ? Visiblement, vous n’avez pas été référencé.

— L’alpha un un un. Et pas encore répertorié, non.

Le chef recula d’un pas.

— L’alpha un un un, répéta-t-il. Que me vaut cet honneur ?

— Ces humains sont sous mes ordres.

— Des traîtres. Pourquoi ne pas vous être identifié tout de suite ?

— Ma couverture risquait de tomber. Les autres membres de l’expédition ignorent mon marché avec ces deux-là.

— Astucieux.

— N’est-ce pas ?

— Néanmoins, vous n’avez pas vraiment répondu à ma question. Que justifie votre présence parmi nous ?

— Eh bien...

Nirván parvint tout à coup à se libérer de ses liens.

— Visez la tête ! s’écria son ami en tuant l’alpha un un trois d’un coup de chaise en plein visage.

Tandis qu’il s’occupait d’un récalcitrant, Nirván aida sa sœur à se libérer. Par chance, aucun robot ne gardait l’entrée, et la fuite adopta presque des airs de promenade. Les trois camarades se ruèrent vers la sortie, se hissèrent sur les cordes, et rejoignirent le paquebot dans l’heure.

— Professeur ! s’écria Defoe en parcourant la crique en direction du Triste Sire.

Les silhouettes de l’alpha six cinq sept et du gamma sept trois quatre apparurent aux côtés d’Héloïse, suivis d’autres. Le jeune homme s’arrêta avant de convier les deux autres à en faire autant.

— Où est Royas ?

— À fond de cale. Les robots évadés ont été remis à jour à distance.

— Et les autres membres de l’équipage ?

— Derrière moi.

— Pourquoi ne l’ont-ils pas tuée ? ne comprenait pas Louise.

Héloïse ne quittait pas Gabriel des yeux. Elle attendait de lui qu’il l’aide.

— Ils me prennent pour l’une des leurs. Ils me font confiance.

— Curieux, murmura le pilote.

— Je dois les empêcher de tuer le professeur. Ses connaissances sont trop précieuses pour être perdues.

— Personne ne mourra. Je vous le promets. Dites-moi un peu, vous possédez une caractéristique qui fait que vous passez au travers des mailles du filet. Comme moi. Laquelle ?

— Peu importe. Vous venez de le dire, personne ne mourra. C’est tout ce qui compte.

— Héloïse, qu’est-ce que...

Du bout des doigts, la jeune femme glissa les doigts dans les yeux de l’alpha six cinq sept. Un puissant courant électrique la parcourut alors. Le robot s’effondra. L’autre ne tarda pas à suivre.

— Elle s’est sacrifiée pour nous sauver, réalisa Gabriel d’une voix blanche. Elle savait qu’il fallait viser la tête. Le point faible des humanoïdes se trouve dans leur crâne.

— Si l’on détruit leur disque dur, ils perdent leurs données et n’ont alors plus de raison de vivre, comprit Nirván.

— Ce qui les pousse à s’éteindre. Il suffisait d’y penser. En revanche, je ne comprends pas de quelle manière elle a atteint le gamma sept trois quatre et les autres.

La sirène du navire tira soudain le trio de ses pensées.

— Quoi ? s’exclama Gabriel.

— Gabriel Spitz Defoe, Louise et Nirván Abécassis sont priés de rejoindre le Triste Sire. Le professeur Royas vous attend dans les cales.

— Cette voix, reconnut Louise.

— Elle a transféré sa conscience sur le système du paquebot. Brillantissime ! Sa mémoire n’était qu’un disque dur. Voilà pourquoi les robots n’y ont vu que du feu. Héloïse ?

— Pour vous servir, capitaine. Bienvenue à bord.

 

« Le monde tel que nous le connaissions n’existe plus. Seul un petit continent subsiste au milieu des eaux. On raconte qu’il abrite un immense asile. Voilà de quoi se constitue en partie notre empire. À l’autre bout du monde, il n’y a rien que l’aube du néant. »

 


 

Voici donc la première nouvelle, à partir d'aujourd'hui et ce jusqu'au dimanche 11 novembre, vous allez pouvoir voter.
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Publié dans 6ème page

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