#6.1 : Empire par Terhi Schram [Partie 1]

Publié le par Mina

 

terhischramB La sixième session d''On attend de vous lire ! s'ouvre avec un "voyage au bout du monde" par Terhi Schram. Bonne lecture !

 

!!! Attention : ce texte est en deux parties car il était trop long pour être publié en un seul article.

 

 


 

EMPIRE

– Les corps de métal –

 

« Le monde tel que nous le connaissions n’existe plus. Seul un petit continent subsiste au milieu des eaux. On raconte qu’il abrite un immense asile. Voilà de quoi se constitue une partie de notre empire. »

 

Le navire Triste Sire s’immobilisa au large de la crique de Nothingway. Il transportait à son bord Gabriel Spitz Defoe, dit Gabriel Defoe, ainsi qu’une douzaine de ses camarades rapatriés de la planète Ise. Ils revenaient sur Terre deux ans après son évacuation totale, à l’aube de ce qui aurait pu devenir la Troisième Guerre mondiale. Enveloppé de son éternel imperméable en laine noir et de son uniforme de la Première flotte, le jeune pilote débarqua le premier sur ce sol supposé vierge de pas depuis tant d’années. Fourbu de son long voyage entamé à l’autre bout du monde, il s’étira et émit un profond bâillement.

— Tu parles d’une promenade de santé, bougonna son nouveau bras-droit. Tout ça pour trouver une maison de fous.

Gabriel lui adressa un regard excédé.

Tantôt déprimée à l’idée de passer des jours entiers sur un vieux paquebot de luxe réhabilité, tantôt malade à cause des vagues puis des ressacs, Héloïse Delorme n’avait cessé de se plaindre durant tout le trajet. Son supérieur s’était d’abord montré conciliant, puis compréhensif, mais la jeune demoiselle le fatiguait au plus haut point. Dans l’unique but de ne pas déclencher une nouvelle dispute entre eux, il fit mine de l’ignorer.

— Qu’en pensez-vous, professeur Royas ? demanda-t-il lorsqu’un homme quitta le pont pour le rejoindre.

— Incroyable.

Le dénommé Royas, Augustin de son prénom, hissa ses vieilles lunettes sur le nez. Grand, la quarantaine bien entamée, il incarnait l’archétype du parfait scientifique. Et si ses courts cheveux bruns, entre autres, le rajeunissaient de dix ans, ses manières ainsi que sa tenue ne manquaient pas de trahir son âge. Il portait un pantalon de velours assorti à une veste en tweed, une chemise claire et un affreux nœud papillon qu’il ne cessait de réajuster.

Une rafale de vent balaya la baie. Héloïse croisa les bras devant son duffle-coat et remonta sa capuche. Jolie basanée aux épais cheveux noirs, elle considéra Defoe du haut de son mètre quatre-vingt. Son air dédaigneux ne passant pas inaperçu, le jeune homme ne manqua pas de lui rappeler les raisons de sa présence sur place.

— J’ignore ce que mon oncle vous trouve de si génial pour que vous nous accompagniez, maugréa-t-il en se laissant tomber sur un tronc d’arbre étendu.

— Sans doute que je connais l’endroit comme ma poche et que, grâce à moi, personne ne s’est perdu dans les mers.

Defoe grimaça.

— N’importe quel marin aurait pu nous amener ici.

— Laissez-moi rire. Nul n’a navigué sur ces eaux depuis deux ans. Et n’oublions pas que la Terre a changé du tout au tout à cause des gaz balancés par des inconnus.

— Qu’est-ce que vous en savez ? Il ne s’agit même pas de votre planète.

— Dites-moi où se trouve Londres, dans ce cas. Où se cache donc votre belle ville ? Et puis, de vous à moi, à part être né ici, vous n’avez rien à voir avec la Terre. Aloysius m’avait prévenue de votre impertinence.

— Depuis quand appelle-t-on le Chancelier par son prénom ? glissa Royas à l’oreille de Gabriel.

Ce dernier haussa les épaules.

— De nos jours, les gens n’ont plus le moindre respect, répondit-il simplement.

— C’est qu’elle a du cran, la jolie demoiselle ! lança un autre homme en rejoignant ses comparses sur la terre ferme.

Grand costaud au sourire ravageur, Nirván Abécassis adressa à Héloïse un regard intéressé.

— Ah non, ronchonna Defoe, tu ne vas pas recommencer.

— Dis donc, Cap’tain jambe de bois, je précisais juste que...

— Justement. Arrête de draguer tout ce qui se présente. Et ne m’appelle plus Cap’tain jambe de bois. Par pitié !

Louise Abécassis, la sœur de Nirván, débarqua à son tour. Elle rehaussa ses longs cheveux roux en une queue de cheval tout en décochant à Defoe un clin d’œil complice.

— Rien ne changera jamais un Abécassis, plaisanta-t-elle. Bon, on la fait cette expédition ? J’ai hâte de tomber sur l’asile.

Elle se hissa un sac sur le dos, imitée des quatre autres, puis ouvrit la marche.

— Et hormis cette maison de fous, se pourrait-il qu’il y ait autre chose ici ? hasarda Nirván en rattrapant son ami. Je veux dire, de plus intéressant.

— De la faune et de la flore, répondit Héloïse, visiblement ravie. La végétation a eu tout le temps de pousser depuis le départ des terriens.

— Et l’eau a beaucoup monté, ajouta le jeune homme.

— Réchauffement climatique, dit Gabriel sur le ton de l’évidence.

Les regards se tournèrent vers lui.

— On apprenait tout ça sur Terre. Les universités de Spahin sont loin de lui arriver à la cheville.

— Et que dire de celles d’Ise ? maugréa Nirván.

Héloïse lui donna un coup de coude discret dans les côtes.

— Quoi ? fit-il.

— J’ai suivi l’ensemble de mon cursus scolaire sur Ise. Voyez le résultat.

Defoe ne put réprimer un sourire. Entendre la jeune femme s’en prendre un peu à une autre personne que lui-même l’amusait.

— Il fut une époque où moi aussi je dirigeais ma propre équipe, lui annonça Royas d’un air nostalgique. Il leur arrivait parfois de se disputer comme des chiffonniers. Il fallait le voir pour le croire. La mère d’Héloïse Delorme en faisait partie. Un talent fou et un goût certain pour le danger. Comme on dit, telle mère telle fille. Si je peux vous donner un conseil, mon garçon, gardez un œil sur elle.

— Je m’en souviendrai.

Le petit groupe s’enfonça dans ce qui ressemblait à une vaste forêt. Il n’y avait que des arbres et du sable à perte de vue. Les branches s’entremêlaient à n’en plus finir. La végétation était si dense que le ciel restait caché loin par-dessus. C’était à se demander s’il existait encore. Defoe et les autres avaient entendu tellement d’histoires au sujet de la nouvelle Terre. La plupart sentait le mensonge et la bêtise à plein nez. D’autres, néanmoins, avaient le mérite de tenir debout. Mais ils n’accordaient que peu de crédit à ces rumeurs. Gabriel, en revanche, se plaisait à y croire un peu. L’académie militaire d’Aven, capitale de Spahin, sa planète d’origine, lui avait inculqué le sens des choses. Il avait appris à réfléchir, à comprendre, à se renseigner avant d’agir. Cet enseignement se révélait bien différent de ceux dont il avait entendu parler sur Terre. Il se sentait fier d’avoir intégré cette grande école. Alors que la colère le consumait peu à peu, il avait trouvé le chemin de la paix. Son oncle, le Chancelier Aloysius, y était pour beaucoup.

— La Terre n’est aujourd’hui plus qu’une gigantesque île, se mit à expliquer Héloïse, alors que le groupe marchait depuis trois-quarts d’heure. Tout ce que ses habitants en connaissaient a disparu sous la flotte. Des tonnes et des tonnes d’eau salée.

— Remarque, au moins il y a de quoi se baigner, en déduisit Nirván sur le ton de la plaisanterie.

— Finement observé, le railla sa sœur.

— Une sorte de piscine géante, j’ai connu pire.

— La mer des écumes au sud de la quatrième lune, par exemple ? lança Defoe, qui se remémorait quelques souvenirs.

— Sacrée baignade, hein !

— Je croyais que la quatrième lune n’existait plus ? s’interrogea Héloïse.

— C’est le cas, confirma Louise. Les deux zouaves que vous supportez depuis plusieurs jours l’ont réduite en poussière alors qu’ils voyageaient dans le temps.

— Ordre du Chancelier, précisa Gabriel.

— Vous vous rendez compte que vous avez détruit tout un écosystème ?

— Pas de panique. Un vaisseau-monde a été affrété afin de sauver la population restante. De toute façon, il n’y avait plus grand-chose à faire. La guerre avait décimé la majorité des Toahns.

— Et aujourd’hui, ils ne sont plus que des voyageurs errant dans l’immensité de l’espace. Je crois que vous ne comprenez vraiment pas. Vous avez bouleversé l’ordre des choses. Remonter le temps pour faire exploser une lune, on aura tout entendu !

— Elle gênait le Système entier et constituait elle-même une menace à l’équilibre général. Oh, et puis zut. Je ne vois pas pourquoi je m’entête à vous expliquer. Vos griefs sont déjà bien arrêtés, et vous avez décidé que je resterais votre tête de turc. Alors soit. Ne gâchez pas votre plaisir pour moi.

— Il est toujours comme ça ? maugréa Héloïse face à la mauvaise foi évidente de Gabriel.

Nirván la foudroya du regard.

— Nous avons risqué notre peau là-bas, cracha-t-il. Vous pensez sincèrement que l’idée de détruire un monde nous mettait du baume au cœur ? Gabriel n’en parlera pas, mais moi si. Des espèces d’hommes-poissons avides de chair humaine ont essayé de nous bouffer tout crus dans la mer des écumes. Et vous savez pourquoi j’appelle mon ami Cap’tain jambe de bois depuis ce jour ? Parce qu’il y a laissé une jambe. Rien que ça. Alors aujourd’hui, on en plaisante, bien sûr. Mais à l’époque, c’était une autre histoire.

La jeune femme demeura silencieuse. Elle gardait toujours plein d’arguments à l’esprit, au cas où quelqu’un viendrait à essayer de lui clouer le bec. Elle pouvait défendre ses opinions des heures durant et l’aurait fait dans le cas présent si le sujet s’y était prêté. Elle considéra tour à tour chacun des membres de l’équipage. Gabriel lui tournait le dos, accompagné de Nirván. Royas continuait de marcher comme si de rien n’était. Quant à Louise, elle seule lui retourna un regard. Antipathique.

— Dites-nous plutôt où nous sommes, proposa-t-elle avec dans l'idée de relâcher la pression.

— Sur l’ancien continent africain, et notre départ s’est fait en plein cœur de l’océan Arctique. Seule l’Afrique a survécu à la montée des eaux. Pourquoi, personne ne semble le savoir. Honnêtement, on s’en fiche. Ce qui nous importe ici s’appelle asile. Enfin, si l’on en croit les rumeurs qui courent dans tout le Système.

— Et après, ça changera quoi qu’il existe vraiment une maison de fous sur ce bout de terre ? maugréa Nirván.

— Ça change tout, intervint Royas en retirant les mots de la bouche d’Héloïse.

Il venait de lui rendre là un sacré service.

— Qui sait quelle espèce s’est installée ici. Peut-être que des Hommes ont réussi à s’adapter à ce mode de vie. Si tel est le cas, il deviendra intéressant de les observer.

— Et s’il ne s’agit pas d’humains ?

— Peu importe. Cet endroit est tout à fait fascinant. J’en attends beaucoup. C’est pour cette raison que j’ai insisté pour rejoindre l’expédition. Le Chancelier a raison de s’intéresser à la nouvelle Terre. On raconte tant d’ignominies à son sujet qu’il serait peut-être temps de démêler le vrai du faux.

Nirván afficha une moue sceptique.

— Voyons le bon côté des choses, positiva-t-il. Ça nous aura fait un voyage sur un palace flottant aux frais de l’État.

— Toi et la balade, soupira Louise.

Elle s’apprêtait à ajouter quelque chose lorsqu’un bruit métallique retentit. Il semblait provenir de derrière les fourrés, qui longeaient le chemin terreux emprunté par les explorateurs. Gabriel s’en approcha le premier. Son électropode, une redoutable arme laser, tendu à bout de bras, il jeta un coup d’œil au-delà des arbustes.

— Rien, affirma-t-il en revenant sur ses pas.

— J’ignorais que les peuples primitifs utilisaient le métal, souligna Louise.

— Qui a parlé de peuples primitifs ? interrogea Héloïse. Le professeur a juste émis l’hypothèse que...

— Oui, oui, l’interrompit Defoe. On a compris. Il pourrait s’agir de n’importe qui. Amis ou pas, d’ailleurs.

— Je préférerais la première option, déclara Nirván. Toute cette eau autour de nous...

— Quoi, tu crains une attaque des hommes-poissons ?

— Aurais-tu envie de perdre ton autre jambe, des fois ?

Les deux camarades se regardèrent un instant dans le blanc des yeux. Tout portait à croire qu’une dispute se préparait. Ils éclatèrent soudain de rire.

— Salopard, pouffa Gabriel.

Nirván lui donna une tape amicale sur l’épaule.

— Ils sont fous à lier ! s’esclaffa Héloïse.

— Bon, sérieusement, reprit Defoe. Professeur, avez-vous une idée de qui pourrait peupler cette île ? Profess...

Il s’aperçut alors de la disparition de Royas.

— Professeur !

Les autres non plus n’avaient pas remarqué son absence.

— Mon oncle m’avait bien dit de le tenir en laisse, celui-là, bougonna-t-il en explorant les environs.

Le quatuor passa dix bonnes minutes à s’égosiller au milieu de la brousse, mais Augustin ne donna pas le moindre signe de vie.

— Je l’ai trouvé ! s’écria soudain Louise, qui s’était enfoncée quelques mètres au-delà du sentier.

Ses compagnons s’empressèrent de la rejoindre. Elle se tenait devant un trou étroit. Gabriel se pencha au-dessus. Il aperçut une silhouette ainsi qu’un faisceau lumineux.

— Professeur, tout va bien ?

— Oui, oui. Je ne vous avais pas entendu crier. Je suis tombé dans ce qui ressemble à réseau de galeries. Je pense avoir marché sur une ancienne issue. Cette construction remonte à la vieille époque. Vous devriez voir ça.

— Justement, on vous rejoint.

Defoe se tourna vers les autres.

— Les enfants, une descente en rappel s’impose.

Il tira de son sac à dos une longue corde qu’il s’enroula autour de la taille avant d’en faire de même avec un tronc d’arbre. Ses équipiers l’imitèrent puis, chacun leur tour, se laissèrent glisser dans les profondeurs du sol.

Royas n’avait pas menti. À en juger par l’état des parois, il s’agissait d’une construction humaine basique.

— Je doute que d’autres Hommes vivent encore sur cette planète, avança Royas, tout à regret.

— Je trouve que vous allez un peu vite en besogne, répliqua Héloïse en pointant le faisceau de sa propre lampe devant elle.

— Pourquoi se cacheraient-ils sous terre ?

— Peut-être qu’il s’agit de rescapés d’il y a deux ans et qu’ils ignorent que l’air de la surface est de nouveau respirable ?

— Personne n’aurait pu rester ici après les bombardements. L’atmosphère était saturée de gaz toxiques.

— Alors quoi ? questionna Gabriel, à brûle-pourpoint.

— Il serait inconcevable de penser que des humains occupent cet endroit.

— Admettons qu’ils soient revenus plus tard ? hasarda Nirván. Après tout, les chaînes d’informations n’ont parlé que de ça à un moment. La Terre à nouveau viable. Si ça se trouve, les reportages ont donné des idées à certains réfugiés.

— Non, non et non ! s’obstinait Royas.

Le silence retomba.

— Il faut des moyens pour relier Ise à la Terre.

— Une organisation militaire ? avança Louise. Je ne vois qu’eux pour obtenir les financements nécessaires. La preuve, nous sommes bien là.

— Pas faux, admit Gabriel à contrecœur.

Il considérait cependant la théorie du professeur comme étant exacte.

— Quelque chose cloche. Je pense qu’Augustin a raison. Qui chercherait à parcourir tant de kilomètres pour vivre sur cette île ? À part Robinson Crusoé, bien sûr.

— Des explorateurs ? insista Héloïse.

— Auquel cas ils ne s’installeraient pas indéfiniment. Cet endroit manque d’entretien. Dans quelques années, il s’effondrera. Non, à l’évidence, il s’agit d’un vestige de l’ancienne Terre.

— Ce qui n’empêche pas son occupation actuelle.

— Et pour le bruit de métal ? demanda Louise en espérant mettre un terme à cette conversation stérile.

Les regards pointèrent sur elle.

— Bonne question, concéda Héloïse. Un tuyau ?

— Non, fit Defoe. Ça ne sonnait pas creux.

— Une structure métallique n’est pas envisageable, réfléchissait Nirván à voix haute. On l’aurait vue, et puis aucun élément ne laisse supposer une telle présence. Je pencherais plutôt pour...

— Des robots.

Héloïse écarquilla les yeux

— Des révoltés d’Ise ? articula-t-elle.

— Pourquoi pas.

— Vous croyez qu’il y a du danger ?

— Ils ont conduit Ise à sa perte, causé d’innombrables dégâts au sein du Système après s’être déployés, se sont auto-reproduits dans des ateliers secrets, énuméra Gabriel. Laissez-moi réfléchir. Peut-être bien, oui.

La jeune femme le fusilla du regard.

— Déguerpissons, proposa-t-elle.

— Le Chancelier attend des résultats, rappela Nirván.

— Pas au risque de nos vies.

— Il se moque de nos petites existences, déclara Defoe d’une voix grave.

— Excusez-moi du peu, mais on ne mène pas une petite existence, comme vous dites, quand on remonte le temps afin de faire exploser une lune !

 

à suivre...


 

 

Publié dans 6ème page

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